Tribune : "Notre démocratie est au moins autant menacée par un délitement des services publics que par une offensive militaire"

Les investissements dans le domaine de la défense prônés par Emmanuel Macron ne doivent pas se faire au détriment de services publics déjà fragilisés, quand des mesures fiscales pourraient contribuer à ces deux postes de dépense, alerte, dans une tribune au « Monde » du 2/04/2025, un collectif d’associations, de syndicats, d’intellectuels et de citoyens, dont la CGT fait partie.

Partout dans le monde se déploie un projet inédit de casse de la démocratie

Depuis plusieurs semaines, à mesure que se dégrade la situation géopolitique monte en France une petite musique : nous n’aurions pas les moyens de faire face aux investissements nécessaires au renforcement de notre défense ; il serait inéluctable de prélever ces financements sur les services publics, la sécurité sociale et la lutte contre le dérèglement climatique.

 

Alors qu’outre-Atlantique, l’action de Donald Trump met en évidence les conséquences dramatiques de la destruction de toutes les formes du public, nous, associations, syndicats, intellectuels, ONG et citoyens, alertons. Notre démocratie est au moins autant menacée par un délitement des services publics que par une offensive militaire. Se donner les moyens d’éviter celle-ci ne peut pas être un prétexte pour dégrader encore les premiers, bien au contraire : ce contexte nous enjoint de renforcer l’ensemble des solidarités qui font le socle de notre démocratie et à réaffirmer le sens d’une contribution commune pour les financer.

 

Les attaques de plus en plus fréquentes contre la recherche, l’éducation, la justice, la culture, l’environnement, la santé publique, les politiques d’accueil ou l’aide au développement nous le montrent : partout dans le monde se déploie un projet inédit de casse de la démocratie. Sur la scène internationale, ces attaques s’accompagnent d’une tentation de fermeture des frontières, d’un mépris du droit international et d’une montée des régimes autoritaires.

 

Sentiment d’abandon

À l’inverse des exigences du moment, l’exécutif a semblé profiter de ce bouleversement pour poursuivre une trajectoire dogmatique : augmenter les impôts serait impossible, investir dans notre défense nécessiterait donc « des réformes, des choix, du courage », selon

les mots d’Emmanuel Macron, dans son allocution télévisée du 5 mars. 

 

Le message est clair : il faudrait piocher dans la protection de l’enfance pour financer l’armée, réduire les retraites pour améliorer le renseignement, fragiliser l’hôpital au profit de l’industrie de guerre. Les services publics et leurs agents sont de nouveau en ligne de mire.

 

Nul ne conteste la nécessité de ne plus dépendre des Etats-Unis pour notre défense. Mais on ne saurait pour autant oublier les autres menaces pesant sur notre société. Le dérèglement climatique, qui frappait il y a quelques mois encore Mayotte, La Réunion et le Pas-de-Calais, après une année 2024 la plus chaude jamais enregistrée, ne s’est pas brutalement atténué.

 

La crise sociale, avec 4,2 millions de nos concitoyens mal-logés [selon le rapport 2024 de la Fondation pour le logement des défavorisés], une ségrégation scolaire qui s’approfondit et un enfant de moins de 3 ans sur cinq en situation de pauvreté, n’a pas été résolue. 

 

La crise démocratique s’aggrave et le recul des services publics accentue le sentiment d’abandon d’une partie de la population et la montée du rejet de l’autre. Plus que jamais, opposer nos priorités vitales est dangereux et mortifère.

 

Nous le savons, ces dernières années, le principal outil de la casse de nos solidarités a été l’assèchement des financements publics. Entre 2018 et 2023, d’après la Cour des comptes, ce sont 62 milliards d’euros d’impôt sur les plus aisés et sur les entreprises qui ont été supprimés, fragilisant, d’une part, les finances publiques et, d’autre part, les services publics, qu’ils soient de la justice, de l’énergie, de la culture ou du logement.

 

Réaffirmer le sens de l’impôt

Conséquences ? Une perte de confiance dans des services publics qui se dégradent, un accès aux droits toujours plus difficile, notamment pour les plus pauvres, et un déplacement inégalitaire et inefficace vers des alternatives privées. Auparavant supporté collectivement par l’impôt et les cotisations sociales, le financement de ces services repose désormais de plus en plus sur les individus, s’accompagnant souvent d’une dégradation de la qualité, comme nous l’ont montré les récents scandales liés à la financiarisation des crèches ou des Ehpad.

 

Il est urgent de s’opposer frontalement à ce discours irresponsable qui fustige les « dépenses » pour détruire les services publics et qui refuse la justice fiscale pour accroître la segmentation de notre société. Déjà, en 1789, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen proclamait : « Pour l’entretien de la force publique, et pour les dépenses d’administration, une contribution commune est indispensable : elle doit être également répartie entre tous les citoyens, en raison de leurs facultés. »

 

Face aux menaces sur nos services publics, nous entendons agir et mobiliser ensemble pour réaffirmer le sens de l’impôt et des cotisations sociales comme contribution commune. Ils constituent non seulement un outil de justice sociale, mais également une nécessité pour permettre de construire des services publics qui répondent aux besoins de la population : apprendre, être en bonne santé, avoir accès à une eau de qualité, à un logement décent, au sport et à la culture, protéger l’environnement, développer les énergies renouvelables et les transports en commun, vivre en sécurité, garantir une justice égalitaire, une recherche et des médias indépendants, assurer des services sociaux et de proximité pour toutes et tous, et bien d’autres encore.

 

Bien que balayées par l’exécutif, un large éventail de propositions existe pour concilier, sans les opposer, les priorités sociales, environnementales et géopolitiques : accroissement de la progressivité de l’impôt, lutte contre l’optimisation fiscale, baisse des exonérations et des allégements de cotisations sociales, réorientation des financements publics vers les services publics et à but non lucratif, taxation du patrimoine des plus fortunés et des bénéfices des entreprises, sortie des dépenses environnementales des normes européennes de déficit, suppression des niches fiscales inutiles, etc.

 

Aucune urgence ne justifie d’abîmer un peu plus des services publics déjà mis à mal. 

Ces derniers valent bien plus que leur seul

coût financier, ils constituent un projet politique de liberté, d’égalité et de solidarité puissamment porteur de sens. La sortie de la dernière guerre mondiale a permis de renforcer ce modèle social et d’en faire un pilier pour la cohésion de notre société. Eviter la prochaine ne saurait conduire à le sacrifier.

Liste des signataires de la Tribune du Monde :

  • Judith Allenbach, présidente du Syndicat de la magistrature ; 
  • Sophie Binet, secrétaire générale de la CGT ; 
  • Arnaud Bontemps, coporte-parole du collectif Nos services publics ; 
  • Jean-François Corty, Président de Médecins du monde ; 
  • Cécile Duflot, directrice générale d’Oxfam France ; 
  • Antoine Gatet, président de France Nature Environnement ; 
  • Marie-Aleth Grard, présidente d’ATD Quart Monde ; 
  • Marylise Léon, secrétaire générale de la CFDT ; 
  • Manès Nadel, président de l’Union syndicale lycéenne ; 
  • Christophe Robert, délégué général de la Fondation pour le logement des défavorisés ;
  • Nathalie Tehio, Présidente de la Ligue des droits de l’homme ;
  • Gabriel Zucman, économiste. 

Syndicat CGT du Conseil Départemental des Bouches-du-Rhône

N° matricule communal RC : 997/D — N° matricule départemental : 5998